Les travaillistes, la France et le monde

2/8/1945

En attendant qu'on connaisse l'aboutissement de la conférence de Potsdam, le grand événement international de la semaine a été le résultat des élections britanniques.

Dans cette chronique de politique étrangère, nous ne nous attarderons pas sur la signification propre de cet événement. Le grand mouvement d’émancipation des masses populaires qui aura marqué la fin de cette guerre se poursuit. Pour la première fois elles prennent à elles seules le pouvoir en Grande-Bretagne. Quelle que soit l'influence exercée par les maladresses de M. Churchill durant la campagne électorale, le fait est frappant et d'importance.

Mais quelles seront sur le plan international les répercussions de ces élections ?

Ceci nous amène à un véritable tout d'horizon : en premier lieu l'Espagne.

L'arrivée au pouvoir des travaillistes provoquera certainement un raidissement des relations anglo-espagnoles. Le général Franco, qui vient d'éclipser la restauration monarchique sollicitée par Churchill, doit regretter amèrement de n'y avoir pas procédé à temps. L'occasion était bonne pour lui de terminer heureusement sa dictature. Pour une fois une dictature eût fini autrement que dans le sang. Il est certain que les travaillistes ne reprendront pas à travers l'Europe la politique monarchiste que Churchill avait esquissée un peu partout. L'idée de Churchill se soutenait. Certains peuples sont assez évolués pour aspirer à la démocratie sans être assez mûrs pour la vivre. En pareil cas, la monarchie peut être une solution et apparaît une garantie contre les dictatures inconstitutionnelles. Le Labor Party, par idéologie, ne reprendra pas ce programme, même si certains de ses membres reconnaissent la sagesse de la position conservatrice.

Il est certain qu'en Grèce la transaction actuelle apparaît aux conservateurs un acheminement vers le retour de la monarchie. Sur ce point la politique britannique va changer. Sur ce point et sur ce point seulement. Aussi violentes qu'aient été les campagnes anti-interventionnistes des travaillistes, ils ne perdront certainement pas de vue les intérêts britanniques majeurs qui ont poussé Churchill à l'intervention. Conservateurs ou travaillistes, les Anglais sont avant tout Britanniques. C'est pourquoi le changement de majorité ne sera pas un retournement diplomatique, et d'autant plus que depuis cinq ans le major Attlee a participé à toutes les grandes décisions de la politique extérieure (c'est ici le point principal à retenir). Or la Grèce, c'est pour quiconque y prédomine la maîtrise de la Méditerranée orientale, c'est-à-dire l'une des routes des Indes. Les Anglais n'y renonceront pas à leur suprématie.

Vis-à-vis de l'Italie, le Labour Party sera peut-être moins disposé pour le prince Humbert que le cabinet Churchill. Mais ici les Américains ont su prendre une hypothèque, et quel que soit le maître du Foreign Office, la politique anglaise est trop nécessairement liée à la politique des États-Unis pour que de grands changements soient à prévoir.

Et la Russie ? Nous allons certainement entendre de grandes effusions verbales. Elles n'apaiseront pas le conflit latent qui sur tous les points stratégiques du globe oppose Londres et Moscou. Encore une fois, les travaillistes sont avant tout britanniques. Le major Attlee au pouvoir, cela ne change pas la face du problème en ce qui concerne les Détroits ou la Perse.  Après les effusions verbales on retrouvera la tension. À moins que Moscou, dont la diplomatie est habile aux retournements, ne concentre son action sur le point de moindre résistance de la diplomatie travailliste, c'est-à-dire l'Europe centrale et orientale, question des détroits exclue. Le Labour Party, malgré son horreur pour la politique des zones d'influence, consentira peut-être plus facilement aux Russes le cordon sanitaire inversé dont ils prétendent s'entourer. Une Europe orientale russe de l'Oder à Trieste sera peut-être le prix de la victoire travailliste. Ce n'est d'ailleurs qu'une hypothèse.

Enfin la France ? Nous obtiendrons sans doute un meilleur traitement en matière d'approvisionnements ou de réparations. Par contre, du point de vue de notre sécurité, le nouveau cabinet britannique peut nous réserver de désagréables surprises. La gauche anglaise a toujours vécu dans l'idée que la France était une puissance impérialiste. Nous l'avons bien vu dans l'affaire de Syrie. Les voix qui, outre-Manche se sont élevées en notre faveur étaient des voix conservatrices ou libérales, jamais des voix travaillistes. D'autre part, on peut craindre un certain sentimentalisme au Labour Party, qui le portera plus vers la sécurité collective, dans ce qu'elle a de vague et de diffluent, que vers les accords politiques précis. On peut craindre surtout une indulgence excessive pour la « malheureuse Allemagne » prétendue dénazifiée, démocratique, socialisante. On favorisera la social-démocratie sans voir les impérialismes que celle-ci peut recouvrir, ou auxquels elle peut préluder.

Ainsi se pose le problème. Mais n'oublions pas que conservateurs, libéraux ou travaillistes, les Anglais sont surtout britanniques. Ils ne perdront jamais de vue les intérêts de leur empire. À nous de leur faire entendre, non seulement que les frontières de cet empire sont sur le Rhin, mais qu'un peu partout dans le monde nos positions sont solidaires. Si on y regarde bien, tout recul des positions françaises entame les positions britanniques. Si notre diplomatie est assez intelligente et efficace pour faire comprendre ce point au 10, Downing Street, que les travailliste ou les conservateurs soient au pouvoir, la nécessaire collaboration franco-britannique peut devenir une réalité.